Organisations et sociétés paysannes. Une lecture par la réciprocité.
Eric Sabourin, Editions Quae, Versailles, France, novembre 2012
Cet ouvrage propose une analyse des relations de réciprocité et de leur importance dans les communautés et les organisations d’agriculteurs. Il repose à la fois sur un travail de revue des théories et sur de nombreuses observations de terrain que l’auteur a menées sur quatre continents : Afrique (Angola, Guinée-Bissau), Europe (région Poitou-Charentes), Amérique latine (Bolivie, Brésil, Equateur, Pérou) et Océanie (Nouvelle- Calédonie). Le livre constitue un argument solide contre la généralisation et la « naturalisation » du principe de l’échange que de nombreuses analyses économiques comme sociologiques incorporent sans discernement, tout en s’intéressant aux interactions entre les deux types de relation – échange et réciprocité – et ce qu’il est possible d’en extrapoler en matière d’organisation sociale et de régulation, des marchés notamment.
La réciprocité, le contraire de la concurrence
« Pour résumer, la réciprocité, c’est le contraire de la concurrence. L’un des apports heuristiques et sociopolitiques de la théorie de la réciprocité est donc de proposer des modalités et des dispositifs alternatifs de régulation à l’allocation des ressources par le seul prisme de la concurrence et de la compétitivité » (p. 2). Dès son introduction, l’auteur aborde la notion de réciprocité de façon très large, en l’ouvrant aux relations et aux prestations qui « ne privilégient pas la seule satisfaction des intérêts matériels privés propres à l’échange » (p. 10). Différentes approches théoriques sont ensuite présentées et discutées dans une première partie, des apports pionniers de Mauss, de Thurnwald ou de Polanyi aux perspectives nouvelles auxquelles ouvrent des contributions récentes en matière de recherche (Scubla, Temple et Chabal). Cette discussion permet à l’auteur de se distancier de la lecture de Lévi- Strauss et de nombreux anthropologues réduisant la notion de réciprocité au sens du contre-don ou de l’échange réciproque (p. 19). La réciprocité s’inscrit au contraire, selon les nouvelles approches théoriques développées, dans une structure ternaire qui intègre une valeur sociale (affective, symbolique ou éthique) ou « tiers inclus » (p. 29). Ce triptyque correspond à « une relation réversible entre des sujets », par différence avec l’échange, qui représente une « permutation d’objets » (p. 34). Si la réciprocité peut recouvrir différentes formes – positive (don), négative (vengeance) ou équilibrée (symétrique) –, elle permet de fonder une économie plus « humaine » (p. 44) et de constituer un socle au contrat social, « car [selon Temple] un modèle de société qui ignorerait le principe de réciprocité se priverait du même coup de penser le rapport de l’individu à la communauté » (p. 46).
Les points de vue critiques à ces conceptions de la réciprocité s’inscrivent dans les théories du don, mais pour l’auteur ces dernières en restent à la « figure d’un tiers transcendant ou extérieur et non pas du tiers inclus » (p. 59).
Réciprocité et théories de l’action collective
La seconde partie de l’ouvrage révèle une mise en confrontation de la réciprocité dans les organisations paysannes et les théories de l’action collective, y compris les travaux d’Elinor Ostrom. De nombreuses études de cas y sont développées, avec force d’exemples illustrant des comportements que l’on peut retrouver par ailleurs. Ainsi, le migrant zapotèque de Los Angeles peut tout aussi être contraint de retourner au Mexique pour assumer les fonctions que l’organisation villageoise lui a attribuées que le migrant mandjak en Europe décrit dans le cas de la Guinée-Bissau (p. 88). Si l’on est parfois quelque peu déboussolé par les va-et-vient autour de notions discutées à partir de réalités très différentes et étonné de certains raccourcis (réciprocité et génocide rwandais, p. 94), les nombreux cas présentés illustrent bien la correspondance faite par l’auteur entre logique de réciprocité (don, entraide, partage des ressources) et élargissement des relations sociales et affectives dans les communautés paysannes. Néanmoins, les pratiques évoluent. Par exemple, en fonction des contextes, l’entraide peut se transformer en échange, en troc ou en marchandisation du travail, tout comme elle peut perdurer sous des formes actualisées dans des structures de réciprocité symétrique.
A ce titre, l’auteur s’attache à la critique de l’application de la notion de capital social aux réseaux de réciprocité dès lors qu’elle induit leur mobilisation comme instrument ou vecteur de relations d’échange matériel destinées à satisfaire des intérêts matériels privés (p. 140). « La réciprocité au service de l’échange se substituerait à l’échange au service de la réciprocité » (p. 226). Les analystes de la caution solidaire dans le domaine de la microfinance apprécieront cette réserve, au regard des dérives observées dans de nombreuses situations. Enfin, dans cette partie, Eric Sabourin discute les théories de l’économie paysanne mobilisant le concept de réciprocité : l’économie morale de Scott, à partir de Tchayanov, et l’économie de l’affection de Hyden, appliquée aux villages Ujaama, en Tanzanie. Plus largement, cela amène l’auteur à poser un cadre d’analyse des Peasant studies, à partir d’une extension du principe de réciprocité, au-delà de la société paysanne et dans ses relations avec le marché et la société englobante.
Organisations paysannes, marchés et politiques publiques
La troisième partie élargit donc l’analyse aux relations entre organisations paysannes, marchés et politiques publiques.D’abord, les observations réalisées dans différents contextes locaux amènent l’auteur à différencier marchés d’échange et marchés de réciprocité. Ce cadre d’analyse est repris dans une approche critique du commerce équitable (p. 183). Il permet également l’étude des démarches qualité et des systèmes de certification. L’auteur explore ensuite les difficultés des interventions publiques à appréhender les logiques de réciprocité, amenant parfois à de véritables contradictions, comme dans le cas de la réforme foncière en Nouvelle-Calédonie. Enfin, il revient sur les différentes formes d’aliénation de la réciprocité, entre exploitation capitaliste et oppression paternaliste, dès lors que l’asymétrie de la relation conduit à « l’assujettissement de l’obligé et à une perte de sens de la relation » (p. 217).
Dans cette analyse, l’auteur en vient, à partir des exemples développés (Nordeste brésilien), à nuancer le rôle du « courtier » – entre autres les responsables d’organisation paysanne –, définit par des socio- anthropologues comme « un manipulateur professionnel de personnes et d’informations qui crée de la communication en vue d’un profit » en ignorant la dimension de « passeur » d’un système ou d’une rationalité à l’autre qu’aurait un certain nombre de responsables locaux peuvant se rémunérer sans pour autant tirer un profit indu (ou une rente) de la situation (« le courtier n’est pas un maquignon », p. 222). Au passage, l’auteur considère les théories marxistes de l’aliénation inopérantes lorsqu’il s’agit d’appréhender l’économie paysanne, car elles ignorent les systèmes de réciprocité (p. 224). Cette analyse est peut-être généralisable à l’économie de la réciprocité en général et à ses formes d’organisation coopérative en particulier (J.-F. Draperi, La république coopérative, De Boeck, 2 012).
En conclusion, l’auteur propose une analyse en termes de « systèmes mixtes » articulant logiques d’échange et de réciprocité selon trois situations types : juxtaposition sans mélange dans des sphères parallèles, complémentarité au travers d’une interface (y compris par hybridation avec les politiques de redistribution organisées par l’Etat), contradiction avec paralysie réciproque ou domination d’une logique sur une autre. Alors que la référence au marché et à l’efficacité du secteur privé demeure l’horizon indépassable du développement agricole et rural, l’ouvrage présente l’intérêt d’ouvrir la perspective par sa lecture de la réciprocité, afin de reconsidérer la question paysanne et d’analyser les politiques publiques. Il abonde, en ce sens, le regain d’intérêt que portent les socioéconomistes (au sens large) au principe de réciprocité dans le renouveau théorique autour de l’économie sociale et solidaire, le rôle potentiel des institutions non marchandes dans l’efficacité du fonctionnement du marché et leur place dans les politiques de développement durable.
François Doligez, Iram-université de Rennes-1
Note de lecture de RECMA